mardi 21 décembre 2010

La légende du Mont Saint-Michel



Chaque village de France est placé sous l’invocation d’un saint protecteur, modifié à l’image des habitants.
Saint Michel veille donc sur la Basse-Normandie, l’ange radieux et victorieux, le porte-glaive, le héros du ciel, le triomphant, le dominateur de Satan.
Mais voici comment le Bas-Normand, rusé, cauteleux, sournois et chicanier, comprend et raconte la lutte du grand saint avec le diable...


Pour se mettre à l’abri des méchancetés du démon, son voisin, saint Michel construisit lui-même, en plein Océan, cette habitation digne d’un archange ; et seul, en effet, un pareil saint pouvait se créer une semblable résidence.

Mais, comme il redoutait encore les approches du Malin, il entoura son domaine de sables mouvants plus perfides que la mer.

Le diable habitait une humble chaumière sur la côte mais il possédait les prairies baignées d’eau salée, les belles terres grasses où poussent les récoltes lourdes, les riches vallées et les coteaux féconds de tout le pays, tandis que le saint ne régnait que sur les sables. De sorte que Satan était riche et saint Michel était pauvre comme un gueux.

Après quelques années de jeûne, le saint s’ennuya de cet état de choses et pensa à passer un compromis avec le diable ; mais la chose n’était guère facile, Satan tenant à ses moissons.

Il réfléchit pendant six mois ; puis, un matin, il s’achemina vers la terre. Le démon mangeait la soupe devant sa porte quand il aperçut le saint ; aussitôt il se précipita à sa rencontre, baisa le bas de sa manche, le fit entrer et lui offrit de se rafraîchir.

Après avoir bu une jatte de lait, saint Michel prit la parole :  Je suis venu pour te proposer une bonne affaire.

Le diable, candide et sans défiance, répondit :  Ça me va.

Voici. Tu me céderas toutes tes terres.

Satan, inquiet, voulut parler : Mais…

Le saint reprit : Écoute d’abord. Tu me céderas toutes tes terres. Je me chargerai de l’entretien, du travail, des labourages, des semences, du fumage, de tout enfin, et nous partagerons la récolte par moitié. Est-ce dit ?

Le diable, naturellement paresseux, accepta. Il demanda seulement en plus quelques-uns de ces délicieux surmulets qu’on pêche autour du mont solitaire. Saint Michel promit les poissons.

Ils se tapèrent dans la main, crachèrent de côté pour indiquer que l’affaire était faite, et le saint reprit: Tiens, je ne veux pas que tu aies à te plaindre de moi. Choisis ce que tu préfères : la partie des récoltes qui sera sur terre ou celle qui restera dans la terre.

Satan s’écria : Je prends celle qui sera sur terre.

C’est entendu, dit le saint et il s’en alla.

Or, six mois après, dans l’immense domaine du diable, on ne voyait que des carottes, des navets, des oignons, des salsifis, toutes les plantes dont les racines grasses sont bonnes et savoureuses, et dont la feuille inutile sert tout au plus à nourrir les bêtes.

Satan n’eut rien et voulut rompre le contrat, traitant saint Michel de « malicieux ».

Mais le saint avait pris goût à la culture ; il retourna retrouver le diable : je t’assure que je n’y ai point pensé du tout ; ça s’est trouvé comme ça, il n’y a point de ma faute. Et pour te dédommager, je t’offre de prendre cette année tout ce qui se trouvera sous terre.

Ça me va, dit Satan.

Au printemps suivant, toute l’étendue des terres de l’Esprit du mal était couverte de blés épais, d’avoines grosses comme des clochetons, de lins, de colzas magnifiques, de trèfles rouges, de pois, de choux, d’artichauts, de tout ce qui s’épanouit au soleil en graines ou en fruits.

Satan n’eut encore rien et se fâcha tout à fait. Il reprit ses prés et ses labours et resta sourd à toutes les ouvertures nouvelles de son voisin.

Une année entière s’écoula. Du haut de son manoir isolé, saint Michel regardait la terre lointaine et féconde, et voyait le diable dirigeant les travaux, rentrant les récoltes, battant ses grains. Et il rageait, s’exaspérant de son impuissance. Ne pouvant plus duper Satan, il résolut de s’en venger, et il alla le prier à dîner pour le lundi suivant.

Tu n’as pas été heureux dans tes affaires avec moi, disait-il, je le sais ; mais je ne veux pas qu’il reste de rancune entre nous, et je compte que tu viendras dîner avec moi. Je te ferai manger de bonnes choses.  Satan, aussi gourmand que paresseux, accepta bien vite. Au jour dit, il revêtit ses plus beaux habits et prit le chemin du Mont.

Saint Michel le fit asseoir à une table magnifique. On servit d’abord un vol-au-vent plein de crêtes et de rognons de coq, avec des boulettes de chair à saucisse, puis deux gros surmulets à la crème, puis une dinde blanche pleine de marrons confits dans du vin, puis un gigot de pré-salé, tendre comme du gâteau ; puis des légumes qui fondaient dans la bouche et de la bonne galette chaude, qui fumait en répandant un parfum de beurre. On but du cidre pur, mousseux et sucré, et du vin rouge capiteux et après chaque plat, on faisait un trou normand avec de la vieille eau-de-vie de pommes.

Le diable but et mangea comme un coffre, tant et si bien qu’il se trouva gêné. Alors saint Michel, se levant formidable, s’écria d’une voix de tonnerre : Devant moi ! devant moi, canaille ! Tu oses… être malade devant moi…

Satan éperdu s’enfuit, et le saint saisissant un bâton, le poursuivit. Ils couraient par les salles basses, tournant autour des piliers, montaient les escaliers aériens, galopaient le long des corniches, sautaient de gargouille en gargouille. Le pauvre démon, malade à fendre l’âme, fuyait, souillant la demeure du saint. Il se trouva enfin sur la dernière terrasse, tout en haut, d’où l’on découvre la baie immense avec ses villes lointaines, ses sables et ses pâturages. Il ne pouvait échapper plus longtemps alors le saint, lui jetant dans le dos un coup de pied furieux, le lança comme une balle à travers l’espace.

Il fila dans le ciel ainsi qu’un javelot et s’en vint tomber lourdement devant la ville de Mortain. Les cornes de son front et les griffes de ses membres entrèrent profondément dans le rocher, qui garde pour l’éternité les traces de cette chute de Satan.

Il se releva boiteux, estropié jusqu’à la fin des siècles et regardant au loin le Mont fatal, dressé comme un pic dans le soleil couchant, il comprit bien qu’il serait toujours vaincu dans cette lutte inégale, il partit en traînant la jambe, se dirigeant vers des pays éloignés, abandonnant à son ennemi ses champs, ses coteaux, ses vallées et ses prés.

Et voilà comment Saint Michel, patron des Normands, vainquit le diable.

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